76.
Les semelles collent à la boue et les nez pulsent de la vapeur.
Ils marchent dans la lande tous les six alors que la pluie s’est tranformée en fine bruine. Ils rejoignent les alignements de mégalithes.
— Nous ignorons ce que signifie le sigle BQT. Tout ce que nous savons c’est que les trois lettres GLH font référence à une sorte de société secrète dont les membres se définissent comme « Les Gardiens de la BQT ». Quant à la BQT, tout ce que nous savons c’est que c’est un « poison mortel pour l’esprit ».
— Cette enquête commence à m’intéresser, murmure Isidore.
Le ciel se met à tonner, l’orage revient.
Ils avancent au milieu des pierres dressées comme des géants qui semblent s’animer sous les éclairs.
— Et vous pensiez que nous étions qui au juste ? demande Lucrèce.
— Mais les ennemis des GLH, Lucrèce. Vous n’écoutez donc pas ? Prenez des notes. Ceux qui veulent révéler la BQT. Du coup votre agressivité les a confortés dans cette hypothèse. Ils sont là par peur que vous ouvriez la boîte, je vous le rappelle.
Elle ravale sa repartie.
Je déteste quand il répond à la place des autres. Il m’énerve. Il m’énerve.
Le curé désigne une prairie mouvante d’herbes folles.
— Voilà le dernier endroit où nous avons vu Tristan Magnard. À l’époque nous ne savions pas que c’était lui. C’est bien plus tard, lorsqu’il y a eu un article dans les journaux, que Ghislain a dit : « Mais c’est pas le type qui est venu à la recherche de là où l’on trouvait les blagues » ?
— Et « là où vous trouvez les blagues », c’est où ?
Ils se tournent vers le bedeau, qui hésite puis, après avoir consulté du regard les autres qui semblent faire confiance aux deux Parisiens, consent à articuler :
— C’est là.
Il désigne un dolmen formé de trois immenses rochers posés comme pour former une table géante. Il montre au-dessous une anfractuosité creusée dans la roche.
— Ici, dans cette boîte en fer rouillé, il y avait tous les samedis matin un sachet plastique avec à l’intérieur une blague notée sur un papier.
— Depuis quand ? demande Lucrèce.
Le bedaud explique posément :
— Je fais la cueillette des blagues depuis l’âge de 9 ans. Mais mon père le faisait déjà avant. Et mon grand-père avant lui.
— Mais qui les écrit ?
— On n’a jamais su. Mon père m’avait dit : « Tu verras, il y a un truc à prendre là-bas et il faudra que tu le transmettes au curé. » J’ai fait ce qu’on m’a dit de faire.
Lucrèce Nemrod utilise son nouvel appareil photo pour mitrailler le monument.
— Et vous avez guidé Tristan ici ?
— Oui, monsieur. Et après il est resté à guetter, la nuit et le jour. Et puis il a disparu.
— Où a-t-il pu aller ? demande Lucrèce.
Isidore Katzenberg répond à la place du bedeau.
— Il a trouvé qui venait mettre la blague, il l’a suivi.
Le bedeau François Thilliez approuve vivement.
— Et après ? demande Lucrèce impatiente.
— Après la disparition de Tristan les blagues ont continué à tomber tous les samedis matin. Mais quelque chose avait changé, et il y a eu des problèmes.
Le vent se met à souffler plus fort.
— Quel genre de problèmes ? insiste Lucrèce.
Le curé Le Guern lève les yeux au ciel.
— Des gens sont venus de Paris. Ils parlaient de Tristan Magnard. Ils voulaient savoir où il était allé.
— Et ils vous ont dit qu’ils luttaient contre la GLH. Et que la GLH était une société secrète qui avait pour vocation de veiller sur la BQT, complète Isidore.
— Et aussi que si la BQT était répandue ce serait comme une « bombe atomique pour l’esprit ». Et qu’il fallait à tout prix désactiver cette menace.
— Certains avaient des photos de Tristan Magnard, comme nous. C’est pour cette raison que vous étiez méfiants pour tout ce qui se rapportait à Tristan, n’est-ce pas ? demanda Isidore.
— En effet, monsieur.
La bruine a cessé, alors que le ciel continue de faire rouler le tonnerre.
Ils se remettent en marche dans la lande boueuse.
— Mais ils sont allés où ces gens ? demande la jeune journaliste.
— Ils ont rejoint Carnac-Plage, ils ont pris des bateaux, répond Ghislain Lefebvre. Ceux du club nautique me l’ont confirmé.
— … Parce que c’est le chemin qu’avait pris Tristan Magnard avant eux, complète le journaliste scientifique.
— Vous m’énervez, Isidore, arrêtez de répondre à la place des autres !
Le bedeau a un rire aigrelet.
— Elle a raison votre copine, vous pourriez me laisser parler. J’ai l’impression de ne servir à rien. C’est frustrant.
— C’est pour vous faire gagner du temps, Lucrèce. Et vous, monsieur, c’est pour vous faire gagner de la salive. Me suis-je trompé jusqu’ici ?
— Et après ? répète Lucrèce en lui tournant le dos.
Isidore, amusé, répond encore à la place du bedeau.
— Après ? La boîte en fer est restée vide, Lucrèce.
— En effet, confirme le bedeau. Plus aucune blague.
— Et cela depuis… quelques jours avant la mort de Darius, n’est-ce pas ?
— Exact, dit le bedeau étonné.
Isidore contemple au loin la lande qui n’en finit pas, les alignements de pierres dressées.
À nouveau l’orage gronde, des éclairs zèbrent le ciel. Il murmure pour lui-même :
— Pourvu qu’il ne soit pas trop tard.